mercredi 4 décembre 2024

Entrevue avec Marilou Craft

 


Crédit photo : Clara Houeix

Biographie

Marilou Craft vit à Montréal où elle œuvre comme artiste, autrice, traductrice, éditrice, conférencière et conseillère dramaturgique. Elle est actuellement membre du comité de rédaction de la revue Estuaire et conseillère dramaturgique associée au Centre des auteurs dramatiques (CEAD).

 Questions

Qu’est-ce qui vous a motivé à vous diriger vers la traduction ?

Dans le cadre de mon travail d’accompagnement dramaturgique et littéraire, je réfléchis déjà à la notion de traduction, dans son sens large de translation. Je m’intéresse à la manière d’exprimer une idée, et aux liens entre la réception d’une œuvre et son intention. Ces réflexions teintent aussi ma pratique artistique, et dans mes textes et mes performances, j’aime jouer avec les perceptions pour mieux tisser des métaphores. Je cultive un regard double, capable d’un point de vue extérieur, sans pour autant le fil de la proposition artistique. C’est cet intérêt pour la relationalité qui m’a donné envie de traduire des œuvres littéraires. J’ai aussi un grand amour pour les mots et leur évolution à travers les époques et contextes socioculturels. Je travaille à rendre l’expérience de la rencontre d’une œuvre autant que sa langue de création.

Quels conseils donneriez-vous à une personne qui souhaiterait traduire des œuvres littéraires ?

Cultiver sa curiosité et son écoute, dans la lecture et au-delà. C’est un travail sensible et vivant, en ce qu’il résiste aux formules et qu’il exige autant d’humilité que d’inventivité. Il faut chercher hors de soi, et même improviser lorsqu’on rencontre un terme, une locution ou un concept sans équivalent, voire s’éloigner du verbe pour s’en approcher. Demeurer à l’écoute de la langue et de ses usages, dans différents contextes artistiques et culturels, nourrit le travail de traduction. C’est aussi une pratique en soi. Je crois surtout que bien se connaître soi-même et s’adonner à ses projets créatifs et à ses passions aide à reconnaître et nourrir sa propre voix. Cela permet de mieux se situer dans sa relation aux œuvres et aux paroles traduites.

Quels défis avez-vous rencontrés lorsque vous avez traduit votre première œuvre ?

Sept jours de juin est ma première traduction de roman, après une pièce de théâtre (Ce monde-là de Hannah Moscovitch) et des textes poétiques et essayistiques courts. C’était donc déjà tout un défi ! C’est également une œuvre qui met de l’avant plusieurs défis rencontrés par les personnages à travers leur vie et leur carrière littéraire, mais aussi par moi-même dans mon propre parcours, comme le racisme, le sexisme et le capacitisme. D’autres enjeux de minorisation se déploient à travers le récit et le langage, comme la marginalisation du travail d’écriture d’Eva (considéré paralittéraire puisqu’il mêle le fantastique et la romance), ou encore l’impact des iniquités systémiques sur les liens familiaux et ancestraux. Le texte comporte aussi des exemples de code switching, soit le fait, pour une personne qui évolue dans des environnements où elle est racisée, d’adapter son registre de langue pour correspondre à la norme. Puisque les personnages principaux du roman résistent aux tentatives d’effacement, le défi m’a surtout semblé de faire de même pour mettre en lumière cette résistance dans la langue de traduction.

Quelle suggestion donneriez-vous à une personne qui préfère habituellement lire les livres dans leur version originale, car elle doute de la qualité de la traduction ?

Je comprends cette réticence, car elle m’a moi-même motivée à me lancer en traduction ! Il y a des traductions qui demeurent superficielles et qui donnent envie de s’en tenir à la version originale pour avoir accès aux couches de lectures manquantes. Par contre, lorsqu’une traduction est rigoureuse, l’expérience de lecture s’en trouve enrichie. Une traduction enthousiasmante peut me mener à lire ou relire l’œuvre originale, puis à revenir la traduction ! Le travail de traduction en est d’abord un de lecture, et la richesse d’un regard a le potentiel de révéler l’œuvre à elle-même.

Lorsque vous traduisez un livre, essayez-vous de reproduire la plume de l’auteure le plus fidèlement possible ou tentez-vous de demeurer neutre ?

Je ne crois pas que l’objectivité soit atteignable ni même souhaitable, dans un processus de traduction comme dans la vie en général. Une œuvre littéraire ne peut être véritablement neutre, puisqu’elle témoigne nécessairement d’un certain point de vue sur le monde. Sept jours de juin dépeint le quotidien de deux écrivain·es états-unien·nes noir·es, à deux moments clés de l’Histoire, de leur relation et de leur parcours. Certains chapitres du récit brossent le portrait de leur adolescence dans un contexte familial et socioéconomique difficile, alors que d’autres illustrent leur vie adulte, marquée par le succès professionnel et par l’évolution de leur rapport aux plus jeunes générations. La plume de l’autrice traduit chacune de ces réalités, et j’ai voulu transposer cet effet dans la langue de traduction. J’ai donc localisé la langue dans la métropole montréalaise et opté pour une oralité marquée par une certaine créolisation, comme on peut la retrouver dans le langage courant local. Ces choix m’ont menée à proposer à l’autrice l’ajout d’une note de la traductrice et d’un glossaire, dans ma version traduite. Ces propositions découlent du processus de traduction en lui-même, et me sont apparus comme une façon de transposer l’expérience de lecture autant que la langue et son propos.

Quels sont vos prochains projets ?

J’ai envie de plonger plus loin dans la création, que ce soit en solo et en collaboration avec d’autres artistes. Au printemps, je poursuivrai la recherche-création d’un projet amorcé cette année avec les artistes multidisciplinaires Jo Fong, Sonia Hughes et Alexandra ‘Spicey’ Landé, en partenariat avec La Serre – arts vivants et Chapter (Royaume-Uni). Je serai également à Rimouski avec Chloé Savoie-Bernard pour développer notre performance littéraire Décommander, en collaboration avec le centre d’artistes Caravansérail et son événement TENDRESSE! 2025. Je serai également conseillère dramaturgiques invitée au festival d’arts vivants PuSh, à Vancouver, en plus de travailler aux prochains numéros de la revue de poésie Estuaire, dont je suis membre du comité de rédaction. Et j’ai déjà hâte à mes prochaines traductions!


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